Activités de Thomas Dupont-Buist

Voici un livre majeur que devraient lire tous ceux que le sort de l’humanité concerne (autant dire tout ceux et celles qui sont encore sains d’esprit) ! Encore une fois, le maître de la fiction prospective déploie des trésors de rigueur, de recherches étendues et de longue vue pour créer une histoire-laboratoire qui devient rapidement le banc d’essai de toutes les solutions proposées pour sortir de la crise climatique. Sont mises en place des idées empruntant à la géo-ingénierie, à la fiscalité écologique usant autant de la carotte que du bâton, à l’agriculture régénératrice, mais aussi aux stratégies plus drastiques d’un département occulte qui expérimente des moyens plus violents face aux ultra-privilégiés qui comptaient festoyer jusqu’à la toute fin sur le cadavre de notre monde. Au centre du processus de changement sont les membres du Ministère du Futur, nouvelle agence de l’ONU, chargée de s’assurer que les citoyens de l’avenir puissent en avoir un, justement. Dans ce roman-choral explorant des formes audacieuses, on suit une multitude de personnages de tous horizons mais ayant en commun une volonté d’agir dans leurs milieux respectifs. Les férus d’essais, les chercheurs de solutions concrètes, les amoureux de la science et les fanatiques de SF trouveront tous leur compte dans ce livre-plan, ce précis pour un avenir viable et souhaitable en ces temps de laxisme et de bêtise. Une bouffée d’espoir dans un écrin de science rigoureuse, le tout raconté par un écrivain qui maitrise le pouvoir de la fiction et celui des mots (rejoignant en cela un autre de mes favoris : Richard Powers).

Le chemin qui a mené les femmes hors de la procréation, de la puériculture et du domaine domestique a été des plus tortueux et ne se compare toujours que piètrement à la voie royale réservée aux hommes. La pente est encore plus escarpée lorsqu’il s’agit pour le deuxième sexe d’imaginer une carrière scientifique de calibre international. La vie de l’entomologiste danoise Marie Hammer est l’illustration saisissante de la tangibilité du plafond de verre à fracasser pour les femmes qui souhaitent se consacrer à la recherche. Inspirée et inspirante, La femme qui a reconstitué le monde est une biographie romancée de cette figure cardinale et pourtant oubliée de l’histoire des sciences. Elle relate le combat d’une danoise au début du XXe siècle pour faire reconnaître la légitimité de son travail, son droit à l’exercer au mépris des conventions, ainsi que la difficulté de concilier visées intellectuelles et famille nombreuse. Eva Tind trouve un bel équilibre entre faits et extrapolation romanesque, faisant revivre cette femme fascinante, lui prêtant rêves et pensées, désirs et aspirations. Et quel parcours que celui de Marie Hammer qui participa à une expédition de Knud Rasmussen au Groenland, puis organisa les siennes partout à travers le monde pour échantillonner ses fameuses « bêtes invisibles » que sont les acariens de mousse ! Par cette voie détournée, elle prouva la théorie de la dérive des continents du géographe Alfred Wegener avant d’être spoliée de la reconnaissance qui lui était dû par un mâle opportuniste ayant un talent certain pour la flagornerie. Un livre passionnant qui restitue la mémoire d’une grande dame à tirer au plus vite des poubelles de l’Histoire !

Longuement mûri dans le silence de l’aube, le parfum vivant du levain et le séculaire des forêts, ce cinquième recueil de l’ami Emmanuel Simard juxtapose l’émerveillement de l’infiniment infime et la sidération de ce qui sans cesse croît depuis le fracas originel. Voici un nectar distillé à l’ombre propice des œuvres parasols de maîtres aux regards aussi perçants que pacifique : Jaccottet, Annie Dillard, Supervielle, Macé et Cixous. J’ajouterais à la liste de senseis bienveillants le regretté Bobin qui, j’en suis certain, aurait adoré cette collection de moments de grâce qui n’aurait pas déparés parmi la sienne. Comme au sein de l’utopie de Dillard, les pierres ici ne se gênent pas pour parler. L’âme transige par tout ce qui nous entoure, par tout ce qui peut éblouir les sens, à condition d’avoir été patiemment exercés à un surcroît d’attention (qui est l’ascèse du bonheur, à reprendre à chaque petit matin). Autrefois plus près des esquintés de la vie, Simard semble avoir trouvé le repos des sages, une forme de sérénité qui se satisfait de choses en apparence infimes et pourtant immenses. Un court recueil d’une densité impressionnante à méditer tranquillement loin des turbulences de la ville et de la vanité de son miroir aux alouettes.

Une bio d’astronaute, vraiment ? Et pourquoi pas! Aidé par Arnaud Cathrine à organiser sa pensée et sa vie, Thomas Pesquet raconte dans ce livre passionnant son parcours d’exception. À tous ceux qui ne peuvent s’empêcher de lever les yeux au ciel et de se demander à quoi ressemble le monde une fois l’atmosphère de notre planète quittée, ce livre fera de vous de joyeux captifs ! Avec humour, autodérision et intelligence, l’astronaute français raconte ce qui l’a mené dans l’espace, les chemins de travers qui mènent à ce rarissime métier, la rigueur extrême du processus de sélection, celle de l’entraînement et ses deux missions de six mois à bord de la Station spatiale internationale. Se révèle en ces pages un homme profondément inspirant, humaniste et amoureux de la science. Avide de partager son expérience et de vulgariser la nature scientifique de son travail, Pesquet incite à la curiosité et au dépassement de soi tout en se permettant certaines critiques à l’endroit de ceux qui veulent faire de l’espace un nouveau Far West ou une poubelle particulièrement externalisée. Pesquet est certes bon élève, mais il n’est pas non plus le bon petit soldat qui ne fait qu’exécuter les ordres sans se poser de questions. Son sens critique est affûté et il n’hésite pas à partager ses réflexions. Qu’on se le dise, ça fait du bien parfois, d’avoir des vedettes qui ont vraiment quelque chose à dire !

Précédé d’échos extrêmement élogieux ayant jalonnés son parcours en langue originale (Prix Locus, Nebula et British Book Award), le livre-phénomène Babel nous parvient finalement dans la fine traduction de Michel Pagel. C’est tant mieux, car pour bien traduire un livre dont la traduction est au cœur du propos, il ne fallait rien de moins qu’un maître ! Le pari est relevé avec brio et on se glisse dans la version française comme si c’était là sa langue première. Après la trilogie de La guerre du pavot, déjà remarquée dans le monde entier, la jeune et prodigieuse R. F. Kuang installe son uchronie aux accents fantasy dans l’Oxford du XIXe siècle. Les enjeux politiques et historiques demeurent sensiblement les mêmes que dans la réalité en dépit de leur exposition sous une lumière plus crue que projette la pratique de l’argentogravure. Cette discipline permet de graver dans l’argent des mots en provenance de deux langues différentes et dont le sens est similaire tout en différant légèrement. De ce décalage de sens naît une panoplie de pouvoirs qui accroissent l’hégémonie de l’Empire sur ses colonies, conférant aux riches propriétaires des facultés bornées seulement par l’imagination et la connaissance des langues des traducteurs. D’abord roman de campus enchanté rappelant les plus belles pages du cycle de Terremer (Le Guin) ou encore de Harry Potter, la naïveté du groupe de jeunes étudiants ne tarde pas à s’étioler au rythme des brimades racistes et des guerres visant leur pays d’origine (car la plupart viennent de colonies anglaises). La révolte gronde et la voie des justes s’incarne dans une société clandestine nommée Hermès. Décolonial, féministe, profondément érudit et brillant, Babel est à n’en pas douter un immense chef-d’œuvre de la fantasy moderne. Impossible de faire l’impasse pour ce roman !